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Concilier fête et rage : réflexions sur les prides

C'est le grand débat chaque année : la fête serait politique, mais la pride dépolitisée. Résultat, un débat circulaire qui dure tout le mois de juin. J'en ai discuté avec des potes et des camarades.

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Ahhh, juin… le soleil, les orages, et le traditionnel rendez-vous politique de l’année : la grande danse des débats circulaires sur la fête et la politique.

On connaît la chorée : certainxs se plaignent que les prides en france sont pas assez politiques, les autres rétorquent que la fête, c’est déjà politique, et c’est vrai. Mais en attendant, les prides ressemblent vachement à des festivals mouvants, avec une couche de peinture arc-en-ciel. Alors les cortèges auto-proclamés “politiques” jouent des coudes avec des cortèges festifs mais-attention-politiques-aussi et si t’as un peu de chance ta compagnie aérienne favorite distribue des stylos aux couleurs chatoyantes. Le mois passe et c’est fini.

Les semaines et mois avant ce défilé sont entrelacés de réunions chaotiques entre inter-orgas molles, structures politiques et groupements de faits revendicatifs, qui se sont écharpés dans des débats interminables sur quoi faire de la pride cette année. Et la réponse est généralement toujours la même, grosso merdo un copier-collé de l’année précédente, mais en appuyant plus encore sur “la situation politique inquiétante” ; pourtant par une magie insaisissable, plus le temps passe, moins les prides sont “impactantes”.

Du coup cette année encore, y a des bruits de couloir qu’il y aura une contre-pride de nuit radicale révolutionnaire.

Même si j'ai en vrai des opinions assez tranchées, j'essaye dans cet article d'aborder le sujet d'une manière plus sereine et nuancée. Il est nourri de toutes les expériences diverses et contradictoires que j'ai pu avoir. Mais c'est aussi le résultat de pleins de discussions que j'ai pu avoir ces dernières années avec des gens qui ont des rapports différents à la fête et aux prides, et j'essaye de faire honneur à l'énergie investie par ces personnes dans ces dicussions avec moi. J'espère que ça pourra alimenter les réflexions des unxs et des autres, et poser les bases d'un débat plus constructif.

Nos existences sont politiques#

Nos existences sont politiques. Chaque bouffée d’air que je prends sans ta validation, sans ta permission, est l’expression d’un refus de plier face à un système qui m’est hostile. Et le fait de reconnaître ça, de l'accepter et d'y faire face, c'est déjà faire de la politique. S'afficher plutôt que se cacher, c'est déjà revendiquer. Te revendiquer c'est la seule chose que t'es peut-être obligéx de faire (si t’es déjà sortix du placard), à moins de te renier complètement.

Alors oui, ça c’est le discours de fond. Mais si tu me permets de danser avec les mots, je dirais pas que nos existences sont politiques : elles sont politisées. Elles le sont dans le sens où, notre présence dans l’espace public, notre acceptation et au fond notre droit de vivre est soumis à la chose politique, et donc sujet à débats dans le plus grand des calmes. Mais dire qu’elles sont politiques, dans le sens ou notre simple présence suffit à constituer un acte militant actif, ça sent l’arnaque : Gagnez des droits facilement et rapidement, sans efforts. Lutter est, par définition, difficile. Tout le monde n’a pas la même capacité à s’investir. Certainxs ont plus à perdre que d’autres, rien n’est gagné, et certainxs n’ont juste pas le choix de se battre avec le peu qu’iels ont à donner.

Sauf que même si le fond de l’air pue la merde, le fait est que la situation n’est plus la même qu’il y a 50 ans. Le fait qu’on existe et qu’on est partixs pour rester quoi qu’il se passe, quoi qu’ils nous envoient dans la gueule, n’est même plus sujet à débats. On est visible, ça y est. Et ça en fait clairement chier certains. Il s’agit de rester sous les projecteurs. Sauf que, qu’est ce qu’on veut faire sur scène, maintenant qu’on y est ?

Revendiquer son droit d'exister, espérer normaliser sa présence dans l'espace public c'est grosso modo là ou en sont les prides en France à quelques cortèges près ces dernières années. Une fois par an les gens peuvent pas ignorer notre existence : les queers sont en ville, et les fafs ont pas d’autre choix que de serrer les dents en attendant que ça passe. Au pire, ils ruminent des sujets tangentiels sur CNEWS.

La fête est politique#

Du coup plutôt que traverser les rues avec un un petit pins arc-en-ciel discret comme le reste de l’année, on profite de l’occasion pour célébrer. S’emparer des rues et crier fort qu’on est là : c’est un moment de liberté : on est entouréxs des nôtres. On crée une bulle où on peut paradoxalement cesser de se poser trop de questions. Juste, vivre et profiter.

J’ai l’impression que c’est en partie la raison pour laquelle certainxs s’offusquent qu’on (r)amène de la politique politicarde dans les prides : on vient pourrir ce qui est perçu comme un des rares moments de joie pour certaines personnes avec nos histoires de revendications et de rapports de force.

Pour beaucoup de personnes, les placardiséxs, les “juste-unx-alliéx-mais-jpeux-piquer-tes-docs” et le tout-venant queer, les prides sont des moments trop rares de sociabilisation. C’est en ça que la fête est politique : la fête c’est l’occasion de se rencontrer, d’échanger et de vivre un truc ensemble. Donc si on cherche à t’isoler et t’écraser, la “fête” est une de ces rares bouffées d’oxygène dans une vie sinon oppressante. La culture LGBTI+ est marquée par l’héritage des ballrooms ; si on parle de descente de keufs dans un bar, on est obligéxs de préciser lequel ; même les backrooms (pas celles de feldup, en tout cas aux dernières nouvelles) qui sont en soi juste des espaces “pour baiser” son emprises de revendications politiques et de lutte contre la répression et les diktats.

Les vieux de la vieille dans nos communautés soulignent parfois que de nos jours, on oublie aussi de célébrer nos petites victoires et nos non-défaites. Peut-être qu'on devrait s'autoriser à décompresser un peu avant de sauter dans le combat suivant. Prendre le temps malgré l'urgence, faire du care collectif en soufflant un peu, construire des moments de vie positifs, c'est aussi politique.

En fait, même les teufs pas spécifiquement LGBTI+ sont politiques : les free parties sont non-seulement des espaces de revendication de l’espace public et d’autonomie face à la machine consumériste, mais c’est aussi des espaces de solidarité et d’entraides basés sur des pratiques comme la Réduction des Risques et le care, et systématiquement traversés de réflexions sur les addictions, les VSS et les modes de distribution [1]. Ces teufs sont réprimées, les stacks confisqués, des gens mutiléxs voire même tuéxs.

[1]ça a été accessoirement un coup à mon égo en y allant de voir que je pouvais me faire out-shlaguer.

La preuve même, on pourrait faire une sociologie de la fête. Les formes que celle-ci prend dépendent de qui les fait : c’est bien qu’à un moment, y a quelque chose de politique qui se joue. Selon si t’es de la team canette sur les quais, teuf dans un hangar à l’abandon, ballroom, boîte de nuit, bar bobo ou soirée posée dans un appart du CROUS, ça en dit beaucoup sur ton origine sociale.

Faire la fête à la fête#

Sauf que le glissement est évident. À aseptiser ces espaces de toute politique autre que notre revendication d’exister, on finit par juste faire la fête. Ne reste plus qu'un mot d’ordre acide et percutant comme « les discriminations, ça suffit ! »[2] que tout le monde ignore.

[2]La présence d’un point d’exclamation aura fait l’objet de deux réunions mouvementées confrontant soc-dems et centristes

Malheureusement, c’est pas suffisant. C’est pas pour distribuer des cartes de qui a le droit de se prétendre “engagéx” pour nos droits, c’est juste un constat de la situation.

une banderole lisant "Ni Collomb ni mastercard nos fiertés ne sont pas sponsorisables"

Pride de Nuit de Lyon 2019

Ici à Lyon, le concept de pride est poussé dans ses retranchements. Fut un temps, la Lesbian and Gay Pride (LGP), une inter-orga de syndicats et d’associations, tenait la pride lyonnaise. La situation était catastrophique : la pride était en soi “politisée”, puisqu’elle était libérale. Après un cortège de tête sauvage en 2018, un accrochage en 2019, une discussion houleuse, des exclusions, une pandémie et un changement d’association, la pride lyonnaise s’affiche aujourd’hui comme foncièrement engagée, à coup de mots d’ordre qui font grincer la préfecture et de cortèges non-mixtes revendicatifs à la tête. Problème, si les cortèges à l’avant sont revendicatifs, mécaniquement, le reste l’est pas, ou peu. C’est pas faute que les personnes de l'orga ont essayé. Des associations opposées à tout ça ont même tentées d’organiser une sorte de “contre-pride” sous la forme d’une “Rue de l’Amour”, pour défendre vaillamment le droit de vendre nos luttes locales. Pourtant, la situation est bien pire dans d’autres villes.

Célébrer l’amour. Merde. C’est donc ça les luttes “LGBTI+” ? À en croire les discours de certainxs, tout est gagné, on en est basiquement juste au stade du peaufinage. Encore un effort, et on aura fini de se faire absorber par le capitalisme.

La fête comme une force et non une fin#

Certes, Act-Up proclame que DANSER = VIVRE. Mais Act-Up n'a pas fait que danser. Danser est peut-être nécessaire, mais ça ne suffit pas. On peut pas résumer cet héritage à une envie de fête.

Certes, Stonewall était une émeute, comme on l’entend souvent dans les prides les plus politisées. Mais Marsha P. Johnson a fait plus que “lancer la première brique”. Elle était une force motrice dans sa communauté locale et promouvait l’entraide concrète et organisait la solidarité.

Une affiche lisant "Certes fierxs, mais surtout vénerxs"

L'affiche de la Pride de Nuit de Lyon 2022

Les concerts punks, en tout cas dans leur jus originel, s’appuient sur des réseaux de lieux alternatifs, des réseaux de communication et de distribution DIY, et constituent au delà de simples événements l’occasion de former des réseaux de solidarité dans des communautés ultra-précarisées.

La pride en tant que fête, c’est certes un moment pour se ressourcer, mais c’est aussi un moment pour se rendre compte qu’on est pas seulx. C’est une manif quoi. On se rend compte qu’on a le pouvoir de prendre des trucs, plus que de les demander poliment, par le simple fait qu’on est nombreuxs. Et parce qu’on le peut et que ça les emmerdes, on se permet de faire ça dans la joie : parce que des moments où on se sent fortxs, y en a pas tant. C’est toute la raison de l’existence des prides de nuit notamment. La première à Lyon a eu lieu en mars 2018 en réponse à des agressions LGBTIphobes. Le but était de reprendre la rue, en particulier la nuit, certes, mais se faisant c’était aussi l’occasion de porter des revendications qui allaient au delà de ça.

On peut discuter tout la journée de si “la fête est intrinsèquement politique”. Mais en vrai, quand on parle de “politiser la fête”, on parle de quelque chose de plus profond.

Un des problèmes, c’est l’engagement, au sens primaire du terme. Pour qu’une manif soit le résultat d’un travail collectif, et porte ainsi une vraie dimension communautaire, il faut que les personnes qui s’y rendent soient plus qu’un chiffre. Or ces dernières années plus que jamais, le mode d’action est à la “consommation” d’événements militants, queer ou non. Pour beaucoup de gens, ces prides sont de fait, là, par la magie des choses, il n’y a pas grand chose à faire hormis y aller. On peut pas attendre de tout le monde de pouvoir grimper sur la barricade, mais c’est nécessaire de construire aujourd’hui un engagement collectif actif pour que nos luttes soient plus que des dates et des chiffres de préfecture. Parce qu’une pride, comme tous les mouvements, ça se construit. Certes dans le sens où ça se fait pas tout seul, mais aussi dans le sens où sa portée dépend entièrement de l’investissement de la communauté qu’elle représente.

Et si vous avez la solution magique pour créer ça, on est un paquet de monde à chercher comment faire.

Merci aux camarades avec qui j'ai eu de longues discussions sur le sujet alors que le jour s'éteignait autour d'une calouche


Paris Is Burning (1990) — IMBD https://www.imdb.com/title/tt0100332/

Pourquoi une Pride de nuit à Lyon avant la Marche des Fiertés LGBT ? — Rue89Lyon https://www.rue89lyon.fr/2018/06/15/pourquoi-une-pride-de-nuit-a-lyon-avant-la-marche-des-fiertes-lgbt/

La Pride de nuit est-elle toujours la version radicale de la « Gay Pride » ? — Vice https://www.vice.com/fr/article/la-pride-de-nuit-est-elle-toujours-la-version-radicale-de-la-gay-pride/

Mort de Steve Maia Caniço à Nantes en 2019 : le commissaire Grégoire Chassaing relaxé — Le Monde https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/09/20/mort-de-steve-maia-canico-a-nantes-en-2019-le-commissaire-gregoire-chassaing-relaxe_6325464_3224.html

France : des violences policières lors d’une free-party à Redon — Amnesty International https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/france-violences-policieres-pendant-une-freeparty-redon

Réforme des retraites : scènes choquantes d'une intervention de police devant un bar queer — Têtu https://tetu.com/2023/03/29/video-dixieme-journee-manifestation-contre-reforme-retraites-interpellation-police-bar-queer/

Des corps qui bougent — Delyo https://www.delyo.be/blog/rants/2025-02-19-des-corps-qui-bougent/

Manifestive Tekno Anti Rep le samedi 12 avril — Rebellyon https://rebellyon.info/Lyon-Manifestive-Tekno-Anti-Rep-28095

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