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Archives fracturées

reconstruire son passé, un fichier à la fois

Read it aloud: play pause stop
6 min

Régulièrement, des proches me parlent de trucs qu’on a vécu ensemble y a cinq ans, un an, ou même un mois auparavant, et je réagis comme si j’avais pas été là.

Les seules traces que j’ai de ces vies, hormis les témoignages des autres, c’est mes “archives”. Autrement dit, mes empilements aléatoires de trucs, physiques ou virtuels, réminiscents de telle ou telle époque.

Le trucs, c’est que jusque là, je faisais pas trop gaffe à ça. Ça fait quelques années déjà que je me pose la question de la “mémoire”, au sens politique du terme, et un peu moins que je participe à des initiatives autour de ce sujet. En plus, entre ma situation instable et une peur panique de trop m’attacher aux objets (un contre-pied de l’époque ou j’étais gaminx et que je m’attachais facilement à des objets), le tas de merdier qui accompagne à peu près tout le monde est dans mon cas, très réduit. J’avais fait un sac des quelques objets souvenirs auxquels je tenais lors d’un déménagement. Au déménagement suivant, il a été mis dans une boîte à chaussures avec de “nouveaux” bibelots mémoriels. Je traîne derrière moi un trou noir sans fond, infiniment dense, de bibelots. Chaque couche plus ancienne, plus compactée par le poids, toujours plus indissociable d’une masse informe.

Et ma mémoire est pas bien différente : à force de détails évoqués, des événements de ma vie resurgissent, comme enfouis, tassés et compactés dans ma tête. Parfois, ce sont des pans entiers de ma vie, à coup de six mois, un an, qui dégueulent de mon esprit. Ça serait facile d’aller qualifier ça de “mémoire traumatique”, et c’est le cas pour certains d’entre eux. Mais c’est le cas de tous mes moments de vie.

Des notes prises au stylo sur un canap noir.

Ces notes, je les ai prises en 2016. Et ça a été le point de départ d’un truc qui prend aujourd’hui encore beaucoup de place dans ma vie. Je les ai perdu depuis. Mais mieux encore, cette photo, sur un canap noir, je l’ai prise en 2017. Et ça, ça a été l’étape suivante de ce périple.

L’autre conséquence de ce “compactage” façon camion poubelle du psyché, c’est mon incapacité de me situer dans le temps. Tout mes souvenirs, qu’ils aient dix ans ou une semaine, ont dans ma tête eu lieu il y a environ un mois.

Être un empilement de caillou a du bon. Je suis polymorphe, je m’adapte, la vie peut bien me rouler dessus je me relève. C’est ce qu’on se dit, jusqu’au moment où un semblant de repère jaillit de l’obscurité.

Et un jour, deux cailloux se sont percutés, et une étincelle a jailli : avec tout ce taff que je fais dans la mémoire de nos communautés et de nos luttes, je suis un peu… une communauté de unx ?

Alors je me suis mis à creuser. Parce que là où je me libère facilement des objets, je suis ce qu’on appelle dans certains recoins d’internet unx “Data Horder”. J’accumule des données, jusqu’à plus IOPs.

J’ai trouvé ma “boîte à souvenirs compactés”, quelque part dans mon cloud maison. Un dossier de synchronisation ici, quelques dossiers éparpillés, une sauvegarde de mon ancien PC. Dans cet ancien PC, un dossier de synchronisation ici, quelques dossiers éparpillés, une sauvegarde de mon ancien-ancien PC. Plusieurs couches de souvenirs numériques.

À force de copies de sauvegardes en sauvegardes, beaucoup de ces fichiers ont perdu leur contexte. Certains ont perdu leurs infos d’horodatage (la date). Alors je creuse autour : ce fichier n’a pas de date, mais un autre fichier qui y fait référence, lui, en a une. Et parce que son nom suggère mon smartphone d’il y a plus de sept ans, j’ai une fourchette de quand il date. Je fais de l’analyse forensics sur ma propre vie.

Un autre fichier a une date, mais aucun contexte. C’est une photo d’une maison random. Sur la base d’un nom de rue, j’établis que c’est dans une ville en particulier. En cherchant sur d’obscures sites d’extrême gauche, ça me revient : j’étais alléx à cet événement. Je fais de l’OSINT sur ma propre vie.

Une photo dans un bâtiment industriel avec des décorations queers et un tag "rage et paillettes"

Pour être honnête, j’enquête encore sur le contexte exact de cette photo. Je sais où c'était, je sais à quelle date, je sais que c’était la préparation d’un événement particulier, mais aucune idée de quel événement.

Nos captures d’écran, fossiles de nos vies numériques — Le Monde (Paywall)

Parfois, les choses sont moins terre à terre : je vois une capture d’écran d’un shop en ligne aléatoire, et je me revois avec ces potes sur un canapé il y a quatre ans à blaguer sur un potentiel achat.

Une cabane très haut dans un arbre, au milieu de la forêt.

Certaines archives sont mieux préservées que d’autres. Je sais exactement ce que je faisais là.

J’ai commencé à télécharger les archives des différentes plateformes que j’utilise et que j’ai utilisé. Cet essaimage de posts, d’échanges, de messages privés ou même de partages d’autres posts, témoigne mieux que mes mots de mon état d’esprit à un instant donné. Ma vie est très numérique : là où les fichiers, et notamment les images, montrent le réel, ces messages révèlent comment je me sentais, face à tout ça.

Mon objectif à terme, c’est d’utiliser mes connaissances techniques pour digérer toutes ces données, ces messages et ces images, et de les transformer en un flux unique, tout du moins aussi unique que le permettra ma vie morcelée, pour pouvoir retraverser ce qui me manque depuis si longtemps. Une trajectoire passée.

Parfois, des proches me montrent leur propre “boîte à chaussures”, physique ou virtuelle. Ça a quelque chose de très intime : si tu me montres une photo de toi à l’époque, je saurais à quoi tu ressemblais. Si tu me racontes pourquoi tu as gardé cette grenouille en plastique délavée, je saurais où t’étais dans ta tête, et comment tu le vois aujourd’hui.

J'ai un truc pour les archives personnelles. Y a rien de plus puissant qu'un témoignage brut de pomme, teinté de toute sa subjectivité.

Quand tu l'additionne avec d'autres, ça crée un patchwork tellement plus parlant qu'un listing organisé et stérile. Certaines vies se plient pas à la rigueur d’un mètre linéaire. Elles sont un empilement de merdier qui tasse toujours plus les couches en dessous. Et quand tu regardes au fond, c’est souvent pas facile d’en faire sens. On attribue facilement ça au passage du temps, mais en vrai c’est juste comme ça que certaines personnes construisent leur boite.

Enfin, certaines de ces histoires dépassent ma simple personne : elles se mêlent à celles d’autres personnes. Elles forment parfois même du politique. Et soudain, resurgit le besoin de mémoire politique, de mémoire de nos communautés.

Les jours où j’ai la flemme de trier, voire même simplement de “sauvegarder”, j’essaye de me rappeler de ça. Que je dois bien ça à mon moi du futur. Certains moments de ma vie sont à jamais perdus, et la perspective que ça puisse réarriver m'angoisse au plus haut point.

Peut-être qu’un jour, je les "valoriserais" comme on dit dans le milieu, et ça peut-être que ça intéressera quelqu’un.

Le drapeau noir flotte sur le squat.

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